Archive | septembre, 2014

L’espace des possibles en entreprise

24 Sep

Dans ce séminaire « Diriger autrement ? », vers la fin de son intervention sur les postures des dirigeants, Olivier BASSO propose comme 3e piste d’exploration vers le « Dirigeant inspirant », la création d’un « espace des possibles ». Il l’aborde sous forme d’une question : « comment créer un cadre qui demeure vide pour accueillir et permettre les apports de chacun ?…. », et termine ce paragraphe par une autre question : « quelle posture le dirigeant peut-il adopter s’il souhaite ardemment ouvrir un espace de réalisation pour ses subordonnés ? ».

L’idée qu’il défend est que cet espace puisse se remplir des idées créatives de chacun, qu’il soit créateur d’énergie, et qu’il puisse avec d’autres dimensions permettre de « donner corps à l’intelligence collective ». On imagine facilement que cet espace peut être physique, virtuel, mental, temporel… ou un mix de ces différentes dimensions. De tels espaces existent un peu partout, mais souvent de manière ponctuelle ou plus ou moins éphémère : je pense aux groupes de réflexion, groupes de créativité ou d’innovation, plateformes de recueil d’idées, etc…

Si ces espaces (de plus en plus souvent virtuels, grâce aux plateformes collaboratives en ligne) permettent de booster l’innovation, de développer des idées ou des projets souvent créatifs et prospectifs, ils ne répondent pas pour autant à la question du nécessaire changement de posture du Dirigeant. Ce sont des actions souvent à la marge du système, de l’organisation et de son fonctionnement, que l’on met en avant parce qu’ils créent l’évènement, font appel à d’autres modes de travail et de management.

Pour les collaborateurs qui ont la chance de participer à de tels événements, l’effet de ces espaces des possibles est généralement celui d’une « soupape », un lieu où liberté d’expression et créativité plus ou moins débridées sont possibles. Ils sont vécus comme des parenthèses, des parallèles à leur quotidien, et le retour à l’organisation « normale » est souvent frustrant. Or, l’espace des possibles suggéré par Olivier BASSO me parait être d’un autre ordre, d’une autre dimension, à la fois plus subtile, plus complexe et plus ambitieuse.

Pour approcher cette idée d’espace des possibles, je vous propose de faire un détour par trois concepts pris dans trois régions du monde, trois cultures différentes. Il ne s’agit pas d’exploiter de simples métaphores, mais plutôt d’aller chercher des idées concrètes ailleurs, d’aller chercher l’inspiration, et pas seulement dans le monde de l’entreprise. Mieux cerner ce à quoi pourrait ressembler cet espace des possibles, et surtout en tirer des enseignements sur les clés de fonctionnement de ces espaces, sur leurs conditions de succès. De l’Angleterre, je prends la « serendipity », du Japon, le « ba », et de l’Afrique « l’arbre à palabre »

La « serendipity »

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©Ben W – Licence Creative commons wikipedia

Le mot est anglais, il n’est pas (ou seulement maladroitement) traduit en français (d’ailleurs mon correcteur d’orthographe en ligne s’affole). On trouve parfois le terme de « sérendipité »… En fait, le mot serendipity est inventé en 1754 par un écrivain anglais (et homme politique parait-il peu remarquable) Horace WALPOLE, inspiré par un conte persan « les 3 princes de Serendip », qu’il avait lu enfant. Serendip était un ancien nom de Ceylan, du Sri Lanka aujourd’hui. Le mot Serendip serait donc du vieux persan.

Dans ce conte, remarque Horace WALPOLE, « tandis que leurs altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte de découvertes, par accident et sagacité, de choses qu’elles ne cherchaient pas du tout… », or ces découvertes vont s’avérer utiles et pertinentes à la fin de l’histoire. Horace WALPOLE nomme ainsi serendipity, cette « sagacité accidentelle ». On parle ainsi souvent de trouvailles heureuses, de découvertes inattendues, fortuites, alors qu’on cherchait autre chose. Comme l’a dit Julius H COMROE, chercheur américain en médecine non dénué d’humour, « la serendipity, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin et en sortir avec la fille du fermier ».

Le terme de Serendipity est alors souvent associé, voire assimilé trop rapidement au hasard, à un simple phénomène hasardeux. En même temps, ce phénomène a beaucoup intéressé les scientifiques d’abord, puis des hommes de lettre, des philosophes, des économistes… qui l’ont analysé, appliqué, décortiqué, détaillé… Finalement, à y regarder de plus près, pour qu’il y ait de la serendipity, il faut qu’il y ait un peu plus que du hasard. D’abord, il y a toujours un mouvement, un élan, une dynamique : un personnage qui voyage, qui explore, un scientifique qui est à la recherche de quelque chose. La serendipity nait de l’action, (déplacement physique), ou de l’intention (chemin mental). Le chemin parcouru n’est pas forcément et même rarement linéaire, mais il y a toujours une dynamique. La serendipity ne se développe pas dans l’immobilité totale. Ensuite celui qui fait cette découverte ou cette rencontre heureuse est en état d’éveil, de sagacité, de vigilance : d’une certaine manière il est prêt à accueillir cette découverte inattendue : il ne passe pas à côté d’un indice, il lui donne du sens, de l’importance, même s’il cherchait tout autre chose. Il fait preuve d’une forme de flexibilité mentale (certains parlent de dissonance cognitive). C’est un point très important. Cela nécessite à la fois une capacité de discernement, une forme de perspicacité, un certain niveau de culture, et aussi une disponibilité d’esprit, une ouverture d’esprit, de la curiosité.

Si l’on pense aux collaborateurs d’une entreprise, on devine bien derrière cette dimension, l’importance de l’éducation, du développement intellectuel et culturel des individus, mais aussi d’un certain niveau de liberté d’action et de mouvement, et de droit à l’erreur, ou tout au moins à l’expérimentation. Tout ceci nécessite sans doute une relation de confiance instaurée par le management, qui permet l’épanouissement de cette liberté d’esprit. Danièle Bourcier, chercheur au CNRS (« de la sérendipité » par PEK VAN ANDEL et DANIELE BOURCIER), parle « d’une certaine forme de désobéissance productive ». Enfin, l’autre dimension importante est l’idée de rencontre inattendue, rencontre inhabituelle: on trouve ainsi de la serendipity dans le travail interdisciplinaire, dans le collaboratif, dans les équipes pluri culturelles où la diversité des profils est grande. Les voyages, les déplacements les « learning expeditions » sont autant d’opportunités de rencontres différentes. On doit pouvoir créer, trouver des contextes, des environnements ouverts qui favorisent ces rencontres, et augmentent les chances que la serendipity puisse se manifester. Pour Daniel KLEIN, professeur d’économie (USA et Stockholm) c’est l’audace et le sens du risque qui font des entrepreneurs qu’il appelle « serendipitants », c’est à dire qui favorisent la serendipity dans leur entreprise.

Le « ba » au Japon, un espace-temps partagé

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Kitaro Nishidain Domaine public – Wikipedia

Ce concept de ba est d’abord proposé par un philosophe japonais, KITARO NISHIDA, fondateur de l’école de philosophie de Kyoto, puis développé par un certain H.SHIMIZU, et enfin repris par IKULIRO NONAKA et HIROTAKA TAKEUCHI en 1994 (livre « la connaissance créatrice »), qui l’appliquent à la dynamique de l’entreprise apprenante. Le ba peut être pensé comme un espace/temps partagé d’où émergent des relations entre personnes, des échanges.

Dans la culture japonaise, le temps est effectivement indissociable de l’espace ; ce n’est pas une quatrième dimension qui viendrait s’ajouter à l’espace. L’espace est ainsi pensé (en architecture, par exemple) non pas de façon linéaire, mais marqué par des évènements, créant des parcours rythmés non linéaires, et des espaces transformables. On peut saisir intuitivement cette vision du monde en observant la manière dont l’espace est organisé dans les maisons japonaises, anciennes ou modernes. Il peut s’agir d’un espace physique, virtuel ou « mental » (immatériel), ou mieux, du mélange des 3. Ce qui distingue le ba d’une autre forme ordinaire d’espace-temps relationnel entre personnes, c’est sa capacité à créer de la connaissance. C’est une sorte de plateforme qui permet aussi bien l’enrichissement des connaissances au niveau individuel que collectif. C’est une forme de contexte qui nourrit la pensée, l’intelligence.

Dans leur réflexion, NONAKA et TAKEUCHI décrivent une spirale de transformation des connaissances passant des connaissances tacites vers des connaissances explicites pour redevenir tacites une fois « digérées ». A chaque étape de cette transformation, ils identifient un type de ba idéal :

« Originating ba », correspondant à des phases de socialisation, où s’échangent en face à face sentiments, émotions, expériences…ces espace-temps peuvent correspondre à une cafétéria, un jardin, une salle de sport…tous ces lieux qui ne sont pas considérés comme des lieux de travail à proprement parlé, dans lesquels le temps est en général jugé non productif. C’est pourtant un espace-temps fondamental pour la circulation des idées, des savoirs, des intelligences.

« Interacting ba », sous forme d’équipes projet, transversales, de task-force, où le dialogue, voire la confrontation sont clés. L’utilisation de la métaphore pour convertir le savoir tacite en savoir explicite y est aussi très utile. Cette phase ne se résume pas à du management de projet peut-être un peu trop mécanique.

« Cyber ba », phase de mise à disposition des connaissances explicites, sous forme de network on line, de communautés on line, de data bases mises à disposition, de documentation on line. On retrouve ici le concept de knowledge management, plus classique. Cet espace-temps est plus virtuel.

« Exercising ba », sous forme de mentoring, de shadowing, de formation et transmission « on the job », in situ.

Le ba est donc un espace-temps qui permet le partage de contexte toujours en mouvement, une dynamique d’enrichissement de la pensée, individuelle et collective.

Un autre concept japonais, qui vu de notre fenêtre peut paraitre proche de celui du ba est le « ma ». Il s’agit encore d’un espace-temps : celui qui se trouve entre 2 choses qui se suivent. C’est à la fois un intervalle, une distance, un écart, un décalage… Il peut s’agir de l’espace entre 2 pièces de construction d’une maison, espace nécessaire pour que la maison tienne debout lors d’un tremblement de terre, car cet espace crée du jeu et permet l’ajustement des pièces entre elles… Cela peut être le silence dans un exposé, ou le léger décalé entre les instruments dans une musique, qui donne le sens, qui ponctue et crée l’harmonie, la mélodie … Ou encore l’espace flou laissé par le kimono entre la peau et le tissu, qui donne libre cours à l’imagination érotique de l’homme japonais. Le ma est un vide qui crée une tension et donne du sens. C’est un espace-temps incroyablement créatif.

 L’’arbre à palabre dans les pays africains

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©Ji-Elle GNU Free documentation License

Cet arbre est d’abord un lieu pratique : il se trouve près du village, ou en son centre. Il donne de l’ombre, et ses racines peuvent servir de banc. C’est aussi – et c’est très important – un symbole. Il n’est pas choisi par hasard. L’espèce, la forme, la grandeur, l’âge de l’arbre comptent dans ce choix. Enfin, c’est un espace ouvert. Il n’y a ni clôture ni barrière autour de l’arbre.

Sous l’arbre à palabre, on discute des problèmes du village, on fait circuler l’information, on gère les conflits (en sachant que la paix vaut mieux que la vérité), on raconte aux plus jeunes les histoires, les légendes, on transmet les valeurs et la culture du village. Ce qui est important, c’est d’assurer la cohésion du village, de renforcer les liens entre ses membres, de réguler la vie de la communauté.

Sous l’arbre à palabre, on écoute, on débat, et si on n’apprend rien ou que l’on n’a rien à dire on se retire. De même, si l’émotion est trop forte, lors d’un conflit par exemple, on se retire pour aller marcher un peu, et on revient plus calme, ou en ayant mûri son argumentation… Dès qu’il est utile de se réunir sous l’arbre à palabre, on prévient le village. Certaines personnes sont « obligatoires » les autres viennent si elles le souhaitent.

Ce type de fonctionnement rappelle étonnamment le concept « d’open space » (Harrison OWEN, USA) régi par 4 principes et une règle :

« Les personnes qui se présentent sont les bonnes »

« Ce qui arrive est la seule chose qui pouvait arriver »

« Ça commence quand ça commence »

« Quand c’est fini, c’est fini »

Enfin, « si vous n’êtes en train ni d’apprendre, ni de contribuer, passez à autre chose ! »

Ce qui est remarquable, c’est que si l’on retire l’arbre à palabre au village, celui-ci peut rapidement disparaitre. L’arbre à palabre est donc au cœur du système social, au cœur du fonctionnement de la communauté et de sa pérennité. C’est sans doute sa principale clé de succès.

Le système de « confrontation »

Pour compléter ces trois détours, je voudrai vous faire partager mon expérience dans le Groupe l’Oréal, sur le système de « confrontation ».

Il me semble intuitivement, que j’ai eu là, la chance de connaitre une forme d’espace des possibles, de vivre quelque chose qui s’en rapprochait, et que j’ai toujours trouvé assez remarquable. La confrontation était alors au cœur de la culture du Groupe. Nous avions des salles dites « de confrontation », (le nom était indiqué en clair sur la porte) aménagées pour faciliter ce procédé.

Derrière ce concept de confrontation, se trouvaient à la fois la comparaison, l’ajustement, ou même la validation d’une idée, d’une information, l’enrichissement d’une création. Cela s’apparentait à une forme de maïeutique, dont l’effet secondaire était souvent, en prime, d’être très pédagogique. Il s’agissait autant de confronter des idées, des pensées, des opinions (dans un secteur, la cosmétique, où le subjectif a de l’importance), que des faits, des données, ou même des maquettes, des publicités ou des produits.

Cette confrontation s’appuyait sur deux grands principes :

– Peuvent entrer dans le jeu des niveaux de management très différents. La confrontation traverse la hiérarchie. Un chef de produit peut « se confronter » à un grand patron, même si, in fine, la décision revient bien sûr à celui-ci. Les Dirigeants non seulement acceptent ce jeu de confrontation, mais le provoquent, vont le chercher. La confrontation traverse aussi les métiers, les équipes internationales avec les pays (mais ce, jusqu’à un certain point, car la langue devient vite un problème, dans ce jeu qui nécessite une certaine maitrise de la dialectique).

– S’il y a confrontation d’idées, il s’agit d’éviter la confrontation de personnes ou le conflit de prise de position. On peut donc se tromper. Et au besoin, on a droit à un « décodage » de la situation et du contexte par le patron ou le Dirigeant lui-même, pour prendre du recul, développer une intelligence du contexte, et mieux gérer ses émotions, si jamais la confrontation est vécue difficilement.

La confrontation était une étape clé dans la prise de décision. Une étape qui à la fois permettait à une idée de grandir, de s’enrichir par ce processus de maïeutique, d’être validée comme étant la meilleure décision possible, et qui permettait aussi de faire partager cette idée à un maximum de personnes pour en faire un grand succès à venir, de mobiliser tout le monde autour d’un projet. C’était aussi un système de remontée de l’information, qui permettait une bonne anticipation des risques comme des opportunités. Indispensables à ce processus, les réunions accueillaient forcément beaucoup de monde, plus de monde qu’une simple réunion classique d’échanges ou de prise de décision n’aurait nécessité. Mais assister à de telles réunions permettait de mieux comprendre les enjeux des décisions, de décoder le système de fonctionnement complexe du Groupe : un espace/temps incroyablement enrichissant, tant pour l’individu que pour le Groupe.

En fait, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la confrontation instituée de cette manière-là, loin d’être une source de conflit ou de rupture, est une source de cohésion de l’entreprise, de diffusion de sa culture, et de partage voire de co-construction de la vision. Ce système en perpétuel mouvement, est incroyablement mobilisateur et productif. Il est créateur de valeur, pour l’individu comme pour l’entreprise. Ce qui est intéressant, c’est que cette confrontation, à la fois système de pensée, de création, de décision, de circulation d’informations… était au cœur du système de fonctionnement.

Je voudrais insister à nouveau sur ce point : pour que cela marche vraiment, et que l’entreprise puisse bénéficier de ces « possibles », il faut que cet espace (physique, virtuel et mental) soit au cœur de son système de fonctionnement, au cœur de l’organisation et de sa culture, et que ce ne soit pas simplement une expérience ponctuelle ou menée à la marge. L’espace des possibles doit pouvoir jouer le rôle d’un turbo dans le fonctionnement de l’entreprise, et pas seulement celui d’une soupape.

De nouvelles pistes pour le dirigeant

A partir de ces trois détours et de cet exemple vécu, j’identifie quelques pistes sur ce que pourrait être la posture, l’état d’esprit nécessaire au Dirigeant pour que cet espace des possibles existe et soit productif. En voici quelques-unes :

Pour qu’il y ait un véritable élan, plus qu’une vision, je pense que le Dirigeant doit avoir un projet personnel pour son entreprise, basé sur un réel désir, et sur des convictions profondes et sincères, qu’il pourra alors transmettre à tous ses collaborateurs, au-delà de simples discours. Cet élan, cette dynamique qui doit guider l’entreprise, il doit pouvoir l’incarner réellement, naturellement, le porter en lui, et pas seulement dans ses paroles, pas seulement intellectuellement. C’est une énergie qui vient de lui.

Pour instaurer une relation de confiance nécessaire à la liberté de pensée et d’action, il doit sans doute lui-même montrer de la confiance envers le potentiel humain de son entreprise, tant individuellement que collectivement. Il doit savoir capitaliser sur ce potentiel en cherchant à l’enrichir, le développer, le fluidifier, en étant au moins autant, voire plus, focalisé sur les hommes (leur culture, leur bien-être, leur intelligence, la qualité et la fluidité des échanges entre eux,…) que sur l’organisation ou les structures. Et pour aller plus loin et développer chez ses collaborateurs ce discernement, cet état d’éveil nécessaires pour identifier les données qui font sens, face à un environnement où l’information et les indices abondent, je crois qu’il est devenu indispensable que le Dirigeant ait un rôle de « curateur ».

Dans un monde qui a tendance à se dématérialiser, je pense qu’un Dirigeant doit chercher à rééquilibrer virtuel et matériel : les lieux (de travail, d’échange, de vie), leur configuration, sont aussi importants que la qualité des outils mis à disposition des collaborateurs.

  • Ils facilitent ou non les échanges, l’émergence de l’intelligence collaborative, ils boostent la créativité ou au contraire l’étouffent, ils fluidifient l’activité ou la rendent pénible et compliquée.
  • Ils sont souvent symboliques, ou tout au moins porteurs de l’image de l’entreprise, de sa culture, de sa vision, de son état d’esprit…

La réflexion sur les types de lieux de travail et de vie de l’entreprise n’est, en fait, pas secondaire.

Enfin, dans cette réflexion, l’espace des possibles est envisagé comme un espace-temps. Or l’aspect temps est fondamental face à la tendance de fond du « tout urgent », du « tout réactif ». Le Dirigeant a une responsabilité cruciale dans ce domaine.

Ghyslaine VILLAIN

G. VillainUne enfance et une adolescence en Afrique, des études de mathématiques puis à l’ESSEC, de nombreux voyages et de belles rencontres ont développé chez Ghyslaine VILLAIN ouverture d’esprit, besoin de raisonner et de transmettre. Sa carrière démarre au marketing chez Danone, puis chez L’Oréal, où elle saisit l’opportunité de changer de métier et de poursuivre une nouvelle aventure en ressources humaines. Elle dirige aujourd’hui le département « HR Learning » pour la Division Luxe du Groupe. Après deux séjours au Japon, elle se passionne pour la culture japonaise et son esthétique, intérêt partagé avec sa fille qu’elle adore. 

 

De l’engagement à la présence distanciée

17 Sep

L’engagement des collaborateurs, clé de la performance des entreprises ? Presse et internet regorgent de publicités d’organismes proposant leurs conseils pour « maintenir un fort niveau d ‘engagement », « développer l’engagement total des salariés ». Ils prouvent par chiffres la rentabilité de l’engagement : « les services avec du personnel engagé sont 43 % plus productifs ». Les entreprises font de l’engagement « un élément crucial de la stratégie d’entreprise », « la quintessence d’une situation win-win », un engagement qu’elles tentent de mesurer par des enquêtes régulières auprès des collaborateurs.

Qu’est-ce que l’engagement ?

Au premier abord, ce mot fait référence à une promesse, un contrat, par lequel on se met en gage, on se lie : on s’engage, auprès de quelqu’un, à accomplir quelque chose, sur une durée ; lorsque l’on embauche quelqu’un, on l’engage, engagement formalisé par un contrat de travail. Il peut aussi faire référence à d’autres notions :

  • Le combat : engagement des hostilités, engagement des troupes dans une bataille.
  • La difficulté : « action de faire entrer quelque chose, un groupe dans un espace étroit»
  • Le début de l’action : coup d’envoi d’un match de foot
  • La prévision, quelque chose à venir (une dépense, mettre un objet en gage avec intention de le reprendre)
  • Les valeurs, l’alignement : « fait de prendre partie sur un problème par son action et son discours», « acte par lequel l’individu assume les valeurs qu’il a choisies et donne, grâce à ce libre choix, un sens à son existence ». On pense à Jean-Paul Sartre, l’écrivain engagé, au centre des évènements de son temps, qui ne peut pas rester dans la neutralité.

Derrière tous ces termes, du plus concret au plus philosophique, plusieurs notions communes sont sous-jacentes :

  • Le temps : le début, le futur, la durée. L’engagement n’est pas éphémère.
  • L’enjeu : on s’engage pour quelque chose qui en vaille la peine, il y aura certainement des difficultés, des épreuves, des risques, des récompenses. L’engagement n’est pas anodin.
  • L’allégeance : l’engagement lie, par le contrat, la promesse, l’obligation morale. Il y a soumission, allégeance à une structure, une autorité, une institution, des valeurs, et potentiellement un prix à payer, des pénalités financières ou sociales pour s’en dédire. S’il est consenti, l’engagement n’est pas gratuit.

Alors, de quoi parle-t-on dans l’entreprise ? Si la notion de « promesse », « d’obligation » cadre bien avec la traduction anglaise couramment employée (commitment), il semble que l’on entend plutôt en général par engagement l’intégration par le collaborateur des valeurs et du projet de l’entreprise, et la preuve de cette intégration par le don de soi en vue de conduire ce projet en y mettant toute son énergie et en recherchant sans cesse à repousser les limites et dépasser les objectifs. D’où la performance attendue.

L’engagement devient alors une identification avec son poste, son métier, son entreprise, identification requise, obligatoire pour « en être ». Si cette identification n’est pas là, le discours devient moralisateur (« collaborateur désengagé »), tandis que l’entreprise en recherche les causes et cherche à guérir cette carence en lançant des plans d’action s’appuyant sur les managers.

Les collaborateurs sont-ils réellement engagés ?

Isaac Getz, professeur à l’ESCP et conférencier sur le thème de la liberté et de la responsabilité individuelle en entreprise, donne les pourcentages suivants.

  • 27 % des collaborateurs sont engagés. Ils arrivent le matin avec enthousiasme au travail, et débordent d’initiatives.
  • 59 % des collaborateurs ne sont pas engagés. Ils échangent leurs heures de travail contre un salaire. Ils font ce que l’on attend d’eux, rien de plus.
  • 14 % des collaborateurs sont activement désengagés. Ils dépensent leur énergie à saboter le travail des engagés.

Sans avoir analysé autant d’entreprises qu’Isaac Getz, je m’étais amusée à poser aux personnes rencontrées dans un cadre professionnel ou privé la question suivante : « Pourquoi faites-vous le job que vous faites ? » avec 2 obligations pour la réponse : spontanée et pas plus de 6 mots. Sur 24 personnes interrogées :

  • Aucune n’a cité son entreprise
  • 2 (8 %) ont cité leur domaine d’activité (environnement, social…)
  • 4 (16 %) ont cité le contact humain, l’équipe, la relation à l’autre
  • 7 (29 %) ont cité des ressorts personnels, en quoi leur activité répond à un besoin profond : développement personnel, sentiment d’être utile, accomplissement, reconnaissance, pouvoir
  • 7 (29 %) ont parlé du non-choix de leur job : destin, hasard, échecs passés, frustration, obligation de travailler pour raisons matérielles.

Alors, l’entreprise ne se leurre-t-elle pas en promouvant un discours sur l’engagement ? En quoi des collaborateurs mus par des motivations principalement personnelles (positives ou négatives) vont-ils être réellement engagés au sens où l’on entend alignement sincère et total avec le projet de l’entreprise ? Ne vont-ils pas jouer un simulacre ? Et l’entreprise n’aurait-elle pas plutôt intérêt à connaître et cultiver ces motivations profondes, à leur permettre de s’exprimer et de s’intégrer dans l’entreprise, et à s’appuyer sur elles pour contribuer à la réussite collective ? De plus, l’engagement espéré a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Plusieurs tendances se manifestent dans le sens inverse :

La durée de l’engagement : comment s’engager dans la durée, quand ce concept même semble dépassé ? Face aux bouleversements rapides de la situation économique, géopolitique, technologique, les entreprises adaptent leurs business models à une vitesse croissante. Les modèles d’innovation préconisent de rechercher de nouveaux océans où développer le business et de les exploiter avant d’être rattrapé par ses concurrents et de voir ses marges fondre. L’avantage compétitif n’est jamais acquis de façon durable. « How to keep your strategy moving as fast as your business » « the environment requires the capacity to surf through waves of short-lived opportunities » (extraits de The end of the Competitive Advantage de Rita Gunther McGrath, professeur à l’université de Columbia).

L’objet de l’engagement : sur quoi s’engager quand il devient difficile voire impossible de définir une vision ? Olivier Basso parle de l’incertitude qui a laissé la place à l’inconnu et, de fait, à l’obsolescence d’un dirigeant modélisateur, capable de diriger sur le fondement d’une pensée systématisante, de produire une vision unifiée du réel. Dans le domaine de l’énergie, les bouleversements récents (catastrophe de Fukushima, développement du gaz de schiste aux USA, baisse de la consommation en Europe, théories de la 3ème révolution industrielle sur la production décentralisée par énergies renouvelables…) ont profondément modifié le secteur, sans qu’une vision partagée en émerge.

Par quoi remplacer l’engagement ?

Il ne s’agit en aucun cas de prôner le désengagement, le silence radical, l’exode intérieur dont parle David Courpasson ou le cynisme, destructeurs d’énergie et de sens. Imagine-t-on une équipe de rugby contemplative et sans désir de victoire ? Mais quel modèle de motivation attendre des collaborateurs dans l’entreprise ? Comment définir une relation plus raisonnée entre le collaborateur et l’entreprise, où chacun trouve son compte ? Au XXe siècle deux écoles de formation des acteurs se sont opposées :

L’Actors Studio, sous la direction de Lee Strasberg prônant une identification physique, affective et psychologique totale de l’acteur avec son personnage, produisant un jeu organique, basé sur la vérité ;

Le Berliner Ensemble, sous la direction de Bertolt Brecht, basé sur l’effet de distanciation. S’opposant à l’identification de l’acteur à son personnage, les procédés de recul visent à perturber la perception linéaire passive du spectateur et à rompre le pacte tacite de croyance en ce qu’il voit.

De la même manière, dans l’entreprise, plutôt que de rechercher une illusoire adhésion totale, il serait plus lucide et utile d’attendre une présence distanciée, une implication dans l’action, sincère et mesurée, consciente d’elle-même et de ses limites. Cette présence distanciée aurait de multiples bénéfices pour le collaborateur et l’entreprise :

En redonnant du sens :

A partir du moment où l’implication est maîtrisée, la personne cesse d’être en pilotage automatique, peut à nouveau s’appartenir. Olivier Basso parle de la nécessité de « revenir à soi et s’amuser à nouveau de soi », définir « son intention motrice » sans être écartelé entre toutes les sollicitations. C’est marquer une frontière, une non-confusion, une non-dilution entre soi et sa fonction qui permettra de mieux habiter cette fonction.

En revenant au sens et à l’intention motrice, c’est être en phase avec l’entreprise, qui elle-même cherche à retrouver son sens, son intention motrice, et à aller au-delà de la seule notion de profit. Elle cesse d’être le tout, et redevient un outil au service du but : pourquoi sommes-nous là ? à quoi cela sert-t-il ?

Michael E.Porter et Mark R. Kramer, dans « Creating Shared Value – How to reinvent capitalism and unleash a wave of innovation and growth », Harvard Business Review, janvier 2011, parlent de la connexion entre progrès social et économique, de l’intérêt pour les entreprises de considérer le développement de leur environnement comme source d’innovation et de croissance, et de l’effacement progressif des frontières entre compagnies à but lucratif ou non. Richard Branson déclare : « Do good, have fun, and the money will come »

En redonnant de la sécurité :

La présence distanciée permet de penser à soi, son employabilité, sa valeur sur le marché du travail, son projet professionnel, et de ne pas confier les clés de son destin à son seul employeur. Elena Fourès, dans Le leadership au féminin, parle de ces personnes qui « ont mis leur sécurité dans l’entreprise, et interprété trop au premier degré son message à leur égard « défoncez-vous, on s’occupe du reste » (…) Les cadres se défoncent littéralement et transfèrent leur sentiment de sécurité en dehors d’eux-mêmes, le plaçant dans l’entreprise.(…), avec le risque de se retrouver totalement vides, anéantis, trahis en cas de départ. Pourtant, l’entreprise n’avait jamais promis de garder la personne jusqu’à sa retraite, elle n’a pas voulu dire « ne vous occupez pas de vous » ou « négligez votre sécurité ».

L’implication raisonnée permet également de réfléchir et d’adapter en continu son équilibre vie professionnelle-vie privée, lui aussi source de sécurité. En ce domaine, il me semble qu’il n’y a pas de modèle, les motivations de chacun sont légitimes et intimes. Il m’est cependant arrivé de rencontrer des personnes qui faisaient des sacrifices sur leur vie privée me paraissant disproportionnés par rapport aux bénéfices espérés sur leur vie professionnelle, n’étaient-ils pas dans une lecture erronée des attentes et promesses de l’entreprise à leur égard ?

En redonnant de l’agilité :

Par la prise de recul et de hauteur, la passion investie sur les sujets est moindre, l’écoute des autres points de vue, des signaux faibles, est développée, l’argumentation gagne en sérénité et donc en impact et, si besoin, il est plus facile de faire évoluer un projet, une décision, de prendre une nouvelle direction. C’est garder des options ouvertes en lâchant prise sur un objectif trop précis.

En redonnant de la liberté :

Le phénomène des « slasheurs », ces collaborateurs qui ne se satisfont pas d’une seule vie professionnelle et exercent en parallèle deux activités très distinctes, est-il révélateur ? Ainsi ce jeune cadre à potentiel sur les nouvelles technologies qui écrit pour un chanteur célèbre et a sorti le premier album de son groupe. Il a besoin, dit-il, de ces deux vies, l’une ne s’envisage pas sans l’autre, elles se nourrissent l’une de l’autre, c’est sa liberté, et seuls les contextes où il pourra vivre cette liberté l’attireront.

C’est ce que préconise Isaac Getz : «  liberate your company ». Il pense que le meilleur levier de motivation est de créer un environnement où chaque collaborateur est libre et responsable de prendre toute action qu’il estime être la meilleure pour l’entreprise.

Quand on pense à la notion militaire de l’engagement et au vocabulaire couramment employé (« alignement », « Chief Executive Officer »…), on est loin de cette culture de la liberté.

En étant espace de créativité :

Olivier Basso recommande une posture de dirigeant qui crée un espace des possibles, « un cadre qui demeure vide pour accueillir et permettre les apports de chacun ».

L’implication raisonnée permet de mieux écouter les points de vus autres, divergents, alternatifs, voire résistants comme ceux décrits par Daniel Courpasson. En espérant des collaborateurs non l’obéissance à une structure, non l’allégeance à une autorité, mais une présence réelle et sincère, l’entreprise s’ouvre un champ d’idées et de réseaux.

En laissant de la place à l’autre :

Par le recul réflexif et une analyse plus systémique sur la vie professionnelle, les phénomènes de représentation insuffisante de la diversité, de plafond de verre… sont plus visibles. Et les actions pour les corriger peuvent prendre un caractère dépassionné, il ne s’agit plus de lutter pour sa survie, de monter un groupe contre un autre (femmes contre hommes, seniors contre génération Y) mais de revenir à des principes d’équité et d’acceptation de l’autre dans sa diversité. Si l’entreprise ne représente pas le tout pour moi, si je ne me dilue pas en son sein, alors d’autres qui ne sont pas mes clones y ont leur place au même titre que moi.

De l’engagement à la présence distanciée, une attitude à cultiver pour ne pas reproduire la citation de Louis Scutenaire :

Il a fait une belle carrière, et il est tombé dedans

mais parce que :

Pour aller de l’avant, il faut prendre du recul car prendre du recul c’est prendre de l’élan (MC Solaar)

Stéphanie Fuilla

Ingénieure de formation, après une première partie de carrière dans les métiers opérationnels de la distribution d’eau, elle est tombée dans la marmite des ressources humaines. Depuis, elle a exercé différentes fonctions en gestion de carrière, identification et développement des potentiels chez GDF-SUEZ. Nourrie de cinéma et de lectures, c’est une maman très fière de ses 3 enfants.

Pouvoir, justice et autorité

17 Sep

Illusions (perdues) sur le management

L’idée de ces quelques pages m’est venue à la suite d’une conférence de Cyril Begore-Bret à propos de la « crise de l’autorité ». Plus précisément, mon attention a été attirée quand nous avons évoqué, lors du débat qui a suivi, le lien entre l’autorité et l’équité (ou la justice) ; j’ai avancé, un peu abruptement sans doute, l’idée que le pouvoir peut supposer d’être injuste, et j’ai senti que j’étais assez minoritaire… D’où ces quelques réflexions sur le pouvoir et son lien avec l’autorité.

Ladite conférence faisait partie du cycle 2012 « Comprendre pour agir, diriger aujourd’hui » de l’I- ENS, animé par Catherine Blondel, qu’il faut chaleureusement remercier ici pour avoir créé cet espace de réflexion et ce lieu d’échange, original et d’un grand intérêt.

Je suis sensibilisé à la question posée ci-dessus par ma vie professionnelle de cadre dirigeant de grosse structure ; il s’agit là du pouvoir dans l’entreprise, qualifié communément de pouvoir du « manager » ou du « dirigeant ». Sans doute la période d’élection présidentielle, pendant laquelle j’ai rédigé ces lignes, a-t-elle aussi contribué à cet intérêt, il s’agit alors du pouvoir politique, avec des composantes d’image, de projection et d’autorité fortes… et un fort changement de mode d’exercice du pouvoir par le candidat élu par rapport à son prédécesseur. Un troisième exemple retient mon attention, celui du chef d’orchestre.

On a dit, pendant cette conférence, que l’ « autorité » est un des moyens de la légitimation du pouvoir. On a évoqué ce qui la fonde (tradition, religion, piété, loi, charisme, raison, compétence, prestige…), on l’a opposée à l’autoritarisme qui est plutôt… un manque d’autorité ou un trait de caractère (colérique). L’ « autorité » a la nature d’un attribut (on  « a » ou on « acquiert » de l’autorité.)

En revanche, le pouvoir est de l’ordre d’une relation. Il correspond à la capacité effective de se faire obéir, d’obtenir des choses et des personnes qu’elles se comportent comme on le souhaite. La force (la coercition, la violence) est un composant essentiel du pouvoir, mais il ne se réduit pas à elle, le pouvoir n’est pas que l’utilisation des rapports de force, il s’appuie également sur une légitimité provenant de l’autorité. Le pouvoir se distingue de l’influence par son caractère direct, actif et « affiché », et précisément sa capacité à convoquer la « force ».

Dans un premier temps, je vais esquisser ma vision du pouvoir, dans un second temps, je tenterai d’articuler un lien avec l’autorité, en montrant que l’exercice du pouvoir peut nécessiter d’être injuste.

De la nature du pouvoir

Le pouvoir naît partout où existent des relations entre des hommes, il naît des rapports de force, des compensations, des compromis… En même temps, de bons auteurs (Lefort) énoncent que « le pouvoir est un lieu vide ». Voilà qui est passablement contradictoire… M. Crozier fait un constat de cette difficulté : « le phénomène de pouvoir est simple et universel, mais le concept de pouvoir est fuyant et multiforme » (dans L’acteur et le Système). Je déduis de cela qu’au niveau pratique – voire élémentaire – auquel je me situe, une définition positive et « frontale » des modalités de l’exercice du pouvoir est délicate et risque de dépasser l’objet de ce court article… Je vais donc utiliser des exemples, des citations, des rapprochements… pour essayer de faire partager ma vision du pouvoir.

 

1) « Le pouvoir, c’est celui qui l’a.»

J’aime beaucoup cette formule attribuée à G Pompidou (mais je n’ai jamais réussi à conforter cette attribution…)

J’en tire que :

  • le pouvoir appartient à une personne, il n’est pas une abstraction, il est incarné par une 
personne animée d’intentions et s’exerce sur une personne ou un groupe ;
  • celui qui a le pouvoir n’a pas à justifier ses décisions ou injonctions ;
  • le pouvoir ne s’embarrasse pas (tant que ça) de légitimité, il est brutal. 
C’est un constat assez implacable … Il vaut mieux en prendre son parti, car cette définition, qui peut apparaitre tautologique est, comme je l’ai constaté en pratique, assez opérante, et pour couronner le tout auto-validante. Elle est très satisfaisante car toujours vraie, réversible et permet dans tous les cas de retomber sur ses pieds ! 
Le pouvoir du peuple, la démocratie, n’ « entre » pas dans cette formule. Il est assez savoureux qu’elle soit attribuée à un président de la république dont le caractère de démocrate ne peut être mis en doute, dans un pays, la France, qui s’affiche comme un modèle de démocratie. Chez G. Pompidou, c’est une boutade, mais notons néanmoins au passage que les dictatures qui se nomment démocratie-quelque chose sont légion… 
Le pouvoir y est réduit au constat et à l’enjeu d’un rapport de forces. Mais les sociétés humaines sont complexes et il existe tout un réseau d’obligations réciproques entre les gens, qui les obligent à (ou les empêchent de) se comporter d’une certaine façon quand ils sont placés dans certaines conditions. En réalité, c’est bien d’un rapport de force dont il s’agit, dont l’un retire davantage que l’autre, mais où l’autre n’est jamais totalement désarmé… 
Rien de similaire avec l’autorité.

 

2) Le pouvoir et ses effets

On connaît les liens, qui font régulièrement les premières pages des gazettes, entre le pouvoir et le sexe ou entre le pouvoir et l’argent… Ces rapprochements sont trop fréquents et ils fascinent trop l’opinion publique pour être dus au hasard ou pour être anodins. Ce qui s’est passé avec un des principaux prétendants lors de la dernière élection présidentielle française est presque un cas d’école. 
En revanche, on ne cite pas de « liaison dangereuse » entre l’autorité et le sexe ou l’argent.
 Lord Acton dit que « Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument. Les grands hommes sont presque toujours des hommes mauvais. » 
Ainsi, l’exercice du pouvoir ne laisse pas inchangé ou indemne ; les effets du pouvoir sur une personne sont étonnement connus, identifiés et repérés. Autres citations, parmi de nombreuses :

« La possession du pouvoir corrompt inévitablement la raison. » Emmanuel Kant.

« La plupart des hommes au pouvoir deviennent des méchants. » Platon.

« La tentation d’être un chef juste et humain est naturelle dans un homme instruit ; mais il faut savoir que le pouvoir change profondément celui qui l’exerce ; et cela ne tient pas seulement à une contagion de société ; la raison en est dans les nécessités du commandement, qui sont inflexibles. » Alain

« Le pouvoir sans abus perd son charme » P. Valéry

Poursuivons par une évocation mettant en scène la dimension passionnelle et tragique du pouvoir, celle de Racine dans Britannicus. Il y montre les jeux d’un pouvoir tyrannique qui impulse une action tragique. Néron apparaît comme un maître absolu, régnant sur les autres et ne rendant aucun compte sur ses actions et intrigues. Son pouvoir est là pour servir le triomphe de ses sentiments ; il n’hésite pas à utiliser contre son rival et contre celle qu’il aime tous les moyens dont il dispose grâce à son statut. La passion l’aveugle et son désir emporte tout ; pour parvenir à ses fins, il n’a aucun scrupule à user des procédés les plus déshonorants. On devine toute la folie des princes dans cette peinture de la passion et du pouvoir …

Enfin, dans le monde réel, et non plus dans la littérature, il y a une vingtaine d’années, dans un grand orchestre, quand le chef –un maestro, un homme toujours – choisissait de nommer à un pupitre visible une jeune femme, immédiatement et systématiquement, la machine à fantasmes se mettait en route, de manière justifiée ou pas… Les observateurs de la vie musicale savent bien que les chefs d’orchestre tyranniques et harceleurs sont légion.

Ce qui frappe, c’est le nombre et la convergence de ces citations et illustrations, dont ne figure ici qu’un extrait, et leurs origines très variées ; ce constat est donc une constante de l’histoire humaine. Quel que soit le cas actuel qu’on pourra nous raconter sur tel ou tel abus ou dérive du pouvoir, soyons sûr d’une chose : la pièce a déjà été écrite cent fois !

On n’a jamais entendu dire que l’autorité change ainsi (profondément) le caractère des personnes concernées, même s’il est vrai qu’elle peut changer leur comportement.

 

3) Le pouvoir se conquiert

On évoque des personnes faites pour prendre, pour conquérir le pouvoir, redoutables dans cette lutte (on parle de « bêtes de pouvoir » comme on parle de « grands fauves ») mais qui, une fois parvenues à leurs fins, poursuivent avec leur posture de lutteur ou, épuisés, perdent une partie des qualités remarquables qui leur ont permis d’y arriver ou alors n’endossent pas, ou pas naturellement, ou pas immédiatement, les habits du rôle (Cf. « casse-toi, pauv’con » ou « un président normal »).

On vient de vivre une élection présidentielle. Déjà le camp du « vaincu » a pris date, se prépare pour la nouvelle étape de la course, se positionne, notamment autour du « droit d’inventaire »… Comment se partager les dépouilles ? Ne sont-elles pas précisément le lieu redevenu vide du pouvoir ? Comment se placer, ne pas rester dans l’ombre, tout en restant fidèle et loyal, ne pas donner l’impression de « tuer le père » tout en faisant le nécessaire pour être sûr qu’il est bien mort ? Comment capitaliser sur l’image du perdant, tout en s’en démarquant ?

Par opposition, les modes d’acquisition de l’autorité ne relèvent pas de la conquête, de la trahison ou du meurtre, mais plutôt de la construction.

 

4) Le pouvoir se suffit-il en lui-même ?

Le schéma « naturel » parait être la conquête du pouvoir et ensuite son exercice.

Des exemples montrent que le pouvoir peut se suffire à lui-même : le DG d’une entreprise qui éprouve de la satisfaction à aligner des exercices profitables les uns après les autres, un grand chef d’orchestre qui, pendant une décennie, parcourt le monde avec son orchestre dont il fait une phalange de premier plan,…

Les deux écueils qui viennent à l’esprit immédiatement sont

  • le manque d’intérêt (ou l’incapacité) à exercer le pouvoir après l’avoir conquis, parfois 
rudement,
  • la tentation d’en conquérir toujours plus, dans une sorte de fuite en avant, soit « intérieure » 
et donc infinie, soit nécessaire pour le garder.

 

5) Le pouvoir se transmet mal

On prend le pouvoir, mais peut-on donner, peut-on se faire donner le pouvoir ? Comment accepte-t- on, comment reçoit-on le pouvoir ? 
Il est courant qu’une personne se fasse donner le pouvoir par une autre personne qui a du pouvoir sur elle. C’est le cas d’un dirigeant d’entreprise nommé par le CA (ou les actionnaires) ; c’est le cas d’un chef d’orchestre nommé par telle ou telle autorité administrative de tutelle. C’est le cas d’un dirigeant d’entreprise qui part à la retraite et qui désigne un dauphin, à qui il transmet son pouvoir. Le cas particulier de la désignation d’un « dauphin », quel que soit le domaine, donne des résultats suffisamment « aléatoires » pour interpeler… 
Un des actes considérés comme les plus importants de l’exercice du pouvoir est la capacité de « nommer » ses collaborateurs; d’aucuns disent même que, in fine, c’est l’acte essentiel. Cette capacité de nommer est nécessaire, indispensable, pour obtenir des relais, se démultiplier, ne pas être en première ligne, se positionner en « pouvoir suprême »… La clé pour le détenteur du pouvoir est de nommer quelqu’un tout en conservant son pouvoir sur la personne nommée qui, elle-même, rentre dans le jeu du pouvoir et cherche à accroître le sien, au détriment de tous et de tout, y compris celui qui l’a nommé… 
Revenons à nouveau aux suites de la dernière élection présidentielle : ce qui se passe est parfaitement illustratif, avec les nominations de ministres, de sous-ministres, de dirigeants…, qui au début sont reconnaissants et loyaux, mais qui, gageons-le, vont inévitablement se positionner et pour cela construire leur position, y compris et surtout aux dépens de celui qui les a nommés et à qui ils doivent beaucoup, si ce n’est tout… Le cas des députés, qui se sont battus pour être élus est un peu différent. Ils ne doivent pas directement leur élection à un acte de pouvoir du Président. Ils sont donc naturellement conduits à jouer leur survie ou leur existence de manière indépendante, pour acquérir une existence propre, une capacité d’influence, voire construire un vrai pouvoir, donc un contre-pouvoir avec lequel il faudra compter. 
Une des clés réside dans la capacité qu’on a ou pas – et cela se prépare à l’avance – de reprendre le pouvoir après l’avoir donné. 
Souvent, le pouvoir se conquiert, par la force ou par les urnes. Lors de l’élection présidentielle, le gagnant se fait bien donner le pouvoir (par le peuple) mais cela se fait dans le cadre d’un duel, il mène un combat ; ce qui domine, c’est de vaincre le rival. Quant au peuple, certes il « donne » pouvoir mais dans le cadre d’un choix et le choix est double : il « élit » l’un des prétendants et, avec la même force, parfois avec plus de force encore, il exclut ou rejette l’autre prétendant.

Mais je crois qu’il est impossible de se faire donner du pouvoir de manière consensuelle, par arrangement ou commodité, par une ou des personnes qui sont dans le champ de l’exercice du pouvoir, i.e. qui va ou vont devoir s’y soumettre.

Le célèbre échange ci-dessous résume dans sa brièveté implacable cette impossibilité :

« Qui t’a fait comte ? demande Hugues Capet

Qui t’a fait roi ? répond son vassal. »

Le contexte est le suivant : après le règne de Charlemagne, la royauté étant devenue incapable d’assurer la paix, les invasions avaient terrorisé la population. Cette perte de légitimité et de prestige de la royauté avait directement bénéficié aux « Grands », seuls à assurer la sécurité de ceux qui se trouvaient sur leurs domaines. En conséquence, au lieu d’appartenir au roi, le pouvoir était morcelé au profit de puissants seigneurs locaux qui levaient des impôts, faisaient la guerre ou rendaient la justice eux-mêmes dans leur fief. Ce sont eux qui avaient élu Hugues Capet roi de France.

Comment mieux illustrer que par ce brutal dialogue, apocryphe sans doute, qui aurait été tenu entre Hugues Capet et l’un de ses vassaux récalcitrants, Adalbert de Périgord, ce manque de pouvoir du roi face aux seigneurs qui l’ont nommé ?

 

6) Comment le pouvoir s’exerce-t-il aujourd’hui ?

Il faut exercer son pouvoir car le pouvoir est la capacité effective d’agir et pas simplement une menace d’action. Un pouvoir qui ne s’exerce pas s’affaiblit, et bientôt s’évanouit (« Le pouvoir s’use si l’on ne s’en sert pas. »)

D’ailleurs, selon M. Foucault « le pouvoir n’est pas … quelque chose qu’on garde ou qu’on laisse échapper ; le pouvoir s’exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles ».

J’ai tenté à certains moments de m’inspirer, dans ma vie professionnelle, de la maxime suivante : « Ne rien faire, ne rien laisser faire, tout faire faire » Lyautey.

Elle est un peu « militaire », on ne lâche pas la bride…

Elle est efficace dans certains contextes, mais elle n’est plus actuelle. Elle bute sur deux points dont l’émergence est récente et qui, dans une entreprise moderne, la rendent inapplicable dans la durée.

Tout d’abord, le « désir », de faire, d’agir, de décider tout et partout que sous-entend ce principe, le désir du dirigeant se heurte à la nécessité de laisser à ses équipes la possibilité de prendre des initiatives, d’essayer, de se tromper…. bref de laisser un espace pour le propre désir des collaborateurs. Cet élément est de nos jours couramment admis ; il y a quelques décennies, il n’entrait pas en ligne de compte.

Ensuite, la complexité croissante de nos activités ne permet plus de confier au leader, au chef, le management opérationnel d’une activité. Même dans le secteur le plus hiérarchique qui soit, l’armée, aujourd’hui le découplage entre le rôle hiérarchique et le rôle technique, confié parfois même à des soldats peu gradés, est devenu la règle. Plus encore, dans certains équipes de pointe, par exemple l’aéronavale américaine, le principe de non-punition des erreurs (non volontaires, non répétées) est devenu d’application courante (dans le but de faire progresser l’activité, on affiche de manière codifiée et anonyme ses erreurs, qui sont ensuite traitées afin de faire progresser la sécurité d’ensemble).

Il faut donc savoir s’arrêter de diriger « rennes courtes » et fonctionner sur d’autres modes.

Tout à fait à l’opposé, quand on arrive dans une situation de blocage, de désordre, quand on risque de perdre le contrôle, donc le pouvoir (comme capacité effective, etc.), quand les équipes sont passives, inertes, sans désir, ou agitées, à ce moment –là, on est sauvé par une autre maxime :

« Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur. » Jean Cocteau.

Et là, ce qu’attendent les équipes, c’est une direction, et si la situation est confuse, incertaine, complexe et ne permet pas de donner un cap clair, le rôle du dirigeant reste au moins d’éclairer, de donner du sens, de structurer le discours, de donner un système de valeurs et de références, et peut- être même… de susciter le désir.

Entre ces extrêmes, l’examen dans les entreprises du rôle du dirigeant, qui détient le pouvoir, aboutit à une distinction entre plusieurs formes de pouvoir en fonction de la personnalité du dirigeant et des représentations que le groupe projette sur lui : type directif et autoritaire, type coopératif ou délégataire, type qui impose ses vues sans que le groupe en ait clairement conscience (faiblesse, insuffisance, manipulation…). Le dirigeant qui dispose de la plus grande autorité est celui qui allie la compétence à la popularité et au prestige. Mais est-ce celui qui a le plus de pouvoir ? Est-ce celui qui sur la durée parvient à agir sur les choses ?

 

7) Le pouvoir est affaire de mathématique

Ici, on a (ou on est) un « Fondé de pouvoir », on fait (ou dispose d’une) « Délégation de pouvoir(s) », on a « Les pleins pouvoirs », ou on les donne… Là, on parle de « Pouvoir absolu » ; mais que signifie alors « Pouvoir relatif » ? Est-ce lié à l’existence de « contrepouvoirs » ? Ailleurs enfin, on brandit le principe de la « Séparation des pouvoirs »…

Tout ceci parait bien « lourd »… Le pouvoir est peut-être un « lieu vide », mais c’est aussi un objet bien embarrassant, bien dangereux pour qu’on prenne tant de précautions pour le manier, le tenir à distance, le cantonner !

On l’a vu, la tendance naturelle des hommes et des systèmes est de concentrer les pouvoirs et de simplifier les rapports, qui dégénèrent alors en purs rapports de force. Tout pouvoir est susceptible de s’engager dans une dynamique conduisant à l’abus de pouvoir, tout homme au pouvoir devient (presque) Néron ; il faut donc éviter de laisser Néron agir comme l’a décrit Racine et, mieux encore, empêcher un homme (ou une femme) arrivant au pouvoir de devenir Néron.

« Au pouvoir il faut toujours opposer des lois infranchissables et des droits sans restrictions. » nous dit Michel Foucault. Mais à mon sens, plus que la loi, qu’on peut changer, seul le pouvoir arrête le pouvoir (car in fine, on y revient : « Le pouvoir, c’est celui qui l’a »).

S’installe donc inéluctablement une tension entre le détenteur du pouvoir, qui en veut toujours plus, sans frein et sans contrainte, et (certains de) ceux qui sont dans le champ du pouvoir et veulent tout mettre en œuvre pour limiter ou empêcher cela, soit par conviction, soit par intérêt.

On sent que l’exercice du pouvoir a quelque-chose de « mécanique », de l’ordre de l’équilibre des forces. On verra plus loin que cette « mécanique » relève davantage de la « dynamique » que de la « statique. »

En théorie des relations, « x a du pouvoir sur y » semble à première vue être une « relation d’ordre », ce qui signifie qu’elle serait antisymétrique, réflexive et transitive. Mais à y regarder de près, les choses ne se passent pas aussi simplement…

Réflexive : les psychanalystes, entre autres, contestent que « x a du pouvoir sur x ». Le sens commun est qu’il y a des limites internes et externes au pouvoir qu’on a sur soi-même.

Antisymétrique : les philosophes contestent que « si x a du pouvoir sur y, alors y n’a pas de pouvoir sur x ». Ils avancent le renversement hégélien, particulièrement vrai dans le monde du travail : c’est en servant un maître qu’on se libère de lui.

Transitive : il n’y a guère que dans les organisations très hiérarchisées que « si x a du pouvoir sur y, et y du pouvoir sur z, alors x a du pouvoir sur z ». En réalité, le pouvoir est une relation réciproque déséquilibrée et partielle et les compensations ne se transmettent pas mécaniquement ; par
exemple : « x a le pouvoir de faire faire m à y, qui a lui-même le pouvoir de faire faire n à z »…

La relation concernée n’est donc pas une relation d’ordre, pas non plus de toute évidence une relation d’équivalence, la relation de pouvoir ne permet donc pas de construire une structuration « canonique » des populations.

L’autorité n’évoque pas d’ « équilibre des forces », ni une telle « algèbre du pouvoir »…

L’Autorité est un des constituants du pouvoir

Comment combiner les quelques caractéristiques du pouvoir présentées ci-dessus, avec l’autorité, et introduire la justice dans le jeu ?

L’autorité peut être considérée comme un pouvoir légitime : un pouvoir qui n’a donc besoin que d’un minimum de coercition pour se faire respecter et obéir. Plus il y a de légitimité chez le détenteur du pouvoir, moins il y a de force, de violence ou de coercition, donc plus cela lui est facile d’exercer son pouvoir ; l’autorité offre la possibilité de se maintenir au pouvoir grâce à l’usage minimal de la force et la coercition. Réciproquement, le pouvoir est fragilisé par la perte de la légitimité conférée par l’autorité. Or les actes et postures exigés par l’exercice du pouvoir sont parfois contraires à ceux qui confèrent de l’autorité.

Je vais donner deux exemples.

 

1) L’exercice du pouvoir dans une entreprise

Le DG veut s’ouvrir de nouveaux marchés, mettre en place une politique d’amélioration de la qualité afin de se positionner mieux que ses concurrents et, pour cela, il faut instaurer des contrôles plus rigoureux sur les postes de travail. Rien de plus normal. Et cette volonté est interprétée par certains comme une volonté suspicieuse de « la direction » de traquer les lacunes ou défaillances de personnes … Rien de plus banal…

Il parait clair, dans les conditions données ci-dessus, que la mise en place de ces contrôles relève de l’exercice normal du pouvoir du DG dans le cadre de la gestion de l’entreprise. Mais cet acte est de nature à ébranler son autorité.

Il s’agit d’une décision, d’une orientation, d’une « action » qui peut paraître simple, tellement banale qu’elle en est décevante et non susceptible d’être analysée pour en tirer des conclusions générales… Au contraire ! Il s’agit bien de l’examen de l’exercice réel du pouvoir, de la capacité à mener une action concrète mobilisant des gens et des choses, prises dans le cadre de la compréhension pratique par le DG de son environnement. Notre exemple est bien un exemple d’exercice du pouvoir, car il traite de la capacité effective à agir, qui sera mesurée par ses conséquences.

Le rôle, la posture, l’image… du DG est d’orienter l’entreprise dans la voie de la croissance, de la qualité ; il me semble qu’il n’a pas à expliquer en détail ni à justifier outre mesure sa décision ; il s’affaiblirait à le faire, entrant dans une logique de contre-propositions, de négociations, de donnant-donnant… nuisant à son autorité ; pourtant, il est nécessaire que le corps social de l’entreprise comprenne le sens essentiel des tâches demandées ou des contrôles mis en place.

Dans cet exemple très prosaïque, l’exercice efficace du pouvoir me parait passer par une répartition des rôles, une délégation : il appartient à un des adjoints, un des fondés de pouvoir du DG, d’expliquer cette évolution, très simplement, de manière convaincante et de la mettre en œuvre. Ainsi, le DG se donne les moyens d’agir effectivement dans le sens qu’il souhaite, maintient son pouvoir sur son collaborateur en lui confiant cette tâche, qui sera peut-être même ravi de cette marque de confiance et conserve son pouvoir sur l’entreprise.

Si tout se passe bien, si le projet est bien mené, le DG pourra féliciter et remercier les collaborateurs – et son fondé de pouvoir – du succès de l’opération, qui aura consolidé son pouvoir et contribué au développement de l’entreprise ; si l’affaire tourne mal, le DG pourra conforter son autorité – et donc son pouvoir – soit en « montant au créneau » en soutenant la réforme, en recadrant le cas échéant certains éléments, en « redonnant du sens », soit si l’affaire tourne vraiment mal, en désavouant son adjoint en se posant en protecteur des collaborateurs de l’entreprise (« pas assez de concertation », « pas pris en compte le facteur humain », « n’a pas écouté »…), qui lui en sauront gré.

Et même si le dossier a été traité de manière impeccable par ledit adjoint, il peut être nécessaire de le désavouer. Le DG peut avoir à sacrifier quelqu’un qui l’a loyalement servi, voire dont il est l’obligé.

Ce mode d’action, décrit schématiquement, choque le sens de la justice : le dirigeant est injuste par rapport à son adjoint (il gagne « à tous les coups » alors que son adjoint ne peut que perdre) et peut même être interprété comme de la manipulation. Certains, émus, rétorquent « qu’un patron qui se comporterait ainsi ne durerait pas très longtemps », « qu’à la première occasion, on lui ferait payer », « que l’utilisation d’un fusible est une méthode éculée »…

Je crois profondément le contraire. Pour être durablement efficace, un patron doit se comporter ainsi et de manière méthodique ; il ne peut en général s’exposer sur des dossiers sensibles car son exposition serait utilisée et exploitée par ceux – et ils existent toujours – qui cherchent à avoir barre sur lui. Comment? Très simplement: tout opposant pourrait se positionner plus ou moins directement contre n’importe quel projet sur lequel le leader est engagé et l’affaiblirait, lui compliquerait la tâche ; un projet qui ne présentait pas à l’origine de difficulté particulière se retrouverait ainsi considérablement complexifié, le dirigeant verrait son action entravée, il serait progressivement réduit à l’inaction ou à négocier, et les difficultés inéluctables seraient portées à son débit, précipitant sa chute, ou alors il serait réduit à l’impuissance, perdant ainsi son pouvoir.

De nos jours, dans nos entreprises, voilà comment ça se passerait : le DG ne se contenterait pas de confier la mission à un de ses collaborateurs, mais ferait intervenir un consultant externe. L’éventuel sacrifice pourrait donc être rendu indolore. Hormis cette modalité, tout le reste est valable.

 

2) Le chef d’orchestre est un homme de pouvoir

« …un orchestre est toujours démonstration de pouvoir » J. Attali (Bruits).

Dans un orchestre, le pouvoir du chef repose sur l’autorité ; la force n’est pas un moyen simple à manier. L’exemple symétrique de celui du chef d’orchestre est celui du gendarme : le gendarme a du pouvoir mais pas d’autorité ; c’est pour cela qu’on lui met un uniforme, pour lui donner un semblant d’autorité.

On me raconte l’anecdote suivante : un orchestre « adopte » le chef d’orchestre qui lui est désigné. Cette adoption est fondée, dit-on, sur sa compétence (« Il nous fait progresser »). En même temps, il existe un second chef, qui ne dirige pas pendant les concerts mais prépare certains passages des œuvres avant le chef titulaire et le remplace quand il est indisponible. Ce second chef est rejeté par l’orchestre car il est considéré comme un mauvais chef (« on ne comprend pas ses gestes ».)

En d’autres termes, le premier chef a de l’autorité et le second chef n’en a pas. J’ai l’intuition que cette différence n’est pas uniquement fondée par la supposée différence de compétence…

L’autorité – donc le pouvoir – est conférée ou non à un chef par la collectivité, de manière non formulée ni analysée, mais implacable.

Tout se passe dans notre cas comme si les musiciens, par un mécanisme collectif, acceptaient de se soumettre à un chef mais « rachetaient » cette soumission par le refus de se soumettre à un autre chef. En d’autres termes, l’orchestre a besoin d’un chef, non seulement pour la « battue » mais aussi comme leader et se « rachète » d’avoir ce besoin, pour une part informulé, ou se « venge », en excluant l’autre chef. Le besoin d’exclure est aussi impérieux que le besoin d’adopter.

Reprenons notre orchestre. Une difficulté survient progressivement : le premier hautbois n’est pas au niveau. Pourtant, ce musicien est un des fondateurs de l’orchestre, il était là à ses débuts, et il est très apprécié « humainement » par les autres musiciens.

L’œuvre à jouer est légèrement plus difficile que les œuvres jouées habituellement par l’orchestre mais elle est sublime et sa beauté peut pousser l’orchestre à se dépasser ; son exécution ( ! ) justifie (nécessite ?) un sacrifice, pour que l’orchestre s’unisse dans de ce but.

Le chef ne peut se contenter de porter les aspirations et les projections positives de l’orchestre, il doit accepter de se « salir les mains », il doit porter la part de « mauvais » qui est en chacun des musiciens, il doit ensuite procéder à l’exécution (du sacrifice) et il doit enfin prendre garde à ne pas se le faire reprocher ! Finalement, le chef n’est chef qu’en assumant ce que le musicien de base ne veut pas être : un injuste, et au fond, un salaud.

Mais l’expulsion (le sacrifice ?) ne doit pas être trop explicite. Si le chef s’y prend mal pour remplacer le musicien, son image, son empathie… seront affectées, un malaise se manifestera, auquel il sera attaché, et son autorité en souffrira ; inversement, s’il ne fait rien, alors que c’est son rôle d’agir, il sape son autorité.

Il me semble que la bonne approche est d’arriver à ce que le hautbois soit naturellement conduit à partir, demande à être remplacé, ou que les autres musiciens demandent au chef son départ car ils constatent qu’il nuit à la cohésion de l’orchestre. Le chef alors pourra même se poser en défenseur du musicien, en l’accompagnant dans une sortie « digne ». Avec un peu de perversité, le chef peut en rajouter et mettre le musicien en difficulté en faisant travailler longuement le solo de hautbois pendant les répétitions d’orchestre, feignant de le soutenir ou de l’aider, mais en fait en l’enfonçant devant tous ; soit le hautbois s’en rendra compte lui-même et rendra les armes, soit les autres musiciens manifesteront leur préoccupation et leur souhait « de faire progresser l’orchestre ». C’est injuste par rapport au malheureux hautbois mais nécessaire pour l’orchestre… et pour le maintien de l’autorité du chef.

Ainsi la préservation de l’autorité peut se faire en ayant des comportements adaptés et réfléchis visant à mettre en œuvre des décisions qui sont incontestables.

En guise de conclusion, je retiendrai que la coïncidence entre pouvoir et autorité est délicate, parce que celui qui a le pouvoir doit, de par les exigences même du pouvoir, prendre des décisions néfastes au maintien de son autorité. Et même s’il a de l’autorité par lui-même (compétence, nomination,…), progressivement, même s’il ne commet pas d’abus, même s’il n’y a pas dérive, il perd une partie de son autorité. En particulier, il doit parfois agir de façon injuste parce que le respect de la justice est contradictoire avec la capacité effective de se faire obéir et à obtenir des personnes qu’elles se comportent comme on le souhaite ; et l’injustice sape l’autorité. Mais elle peut renforcer le pouvoir.

Vouloir exercer son pouvoir en étant toujours juste est certes louable, mais a des conséquences lourdes et conduit en général à se mettre en situation d’inefficacité. L’injustice des hommes et femmes de pouvoir est tellement répandue que s’en étonner relève soit du manque d’expérience, soit de l’idéalisme, soit de l’hypocrisie. Dans le même ordre d’idées, citons la vérité et le mensonge : vouloir diriger en ne disant que la vérité, en ne mentant jamais, est tout simplement naïf. S’étonner que les dirigeants mentent ne peut relever, tant on est habitué à les voir mentir, que d’un refus de voir l’évidence, d’une incapacité à prendre acte de la répétition de phénomènes réels dans lesquels interviennent des personnes réelles.

Dans les deux cas, il faut le faire « avec la manière », c’est-à-dire en conservant autant que faire se peut son autorité. Il faut savoir, en cas de besoin, être injuste, mais tenir toujours et constamment un langage de justice ; de même, il ne faut pas hésiter à mentir en cas de besoin, mais il faut constamment, envers et contre tout, tenir un discours de vérité.

D’où la déception de ceux qui sont dans le champ du pouvoir, qui n’acceptent de se soumettre qu’en s’illusionnant, en s’aveuglant, et dont les yeux s’ouvrent au fur et à mesure que le leader agit, souvent contraint et forcé par les exigences de son rôle, et dont l’autorité chute ; ils rejoignent progressivement le camp des opposants, affaiblissant ainsi le pouvoir dans une dynamique inéluctable.

Il est donc nécessaire de constamment reconstruire son autorité, pour contrebalancer son affaiblissement naturel.

De là aussi vient le besoin de la force, même si l’autorité du leader est grande. Il existe un besoin irrépressible de la collectivité (la meute) de se retourner contre son leader, avec qui elle entretient une relation ambivalente, pour le dépecer, l’affaiblir, le réduire à l’incapacité (i.e. le tuer symboliquement). Le groupe veut un leader et exige qu’il endosse des choix et des décisions difficiles, pénibles, douloureux, injustes… qu’il joue le rôle du salaud et qu’il le décharge de sa culpabilité. L’ambivalence vient de là: d’une part le groupe a besoin d’un leader, avec des projections positives, d’autre part le groupe est déçu par son leader, qui porte toutes les insatisfactions du groupe, et le lui reproche. Pour conserver son pouvoir, le leader peut éviter les conflits frontaux (voir exemple 1), il peut aussi retourner contre un autre les pulsions collectives (exemple 2), il doit aussi pouvoir faire usage de la force, sanctionner ou faire un exemple (« être adulé ou être haï, mais être craint »). Tout ceci est bien injuste !

Ainsi, autorité et pouvoir sont intimement liés : le pouvoir a besoin de l’autorité et, dans le même temps, l’exercice du pouvoir sape l’autorité, installant ainsi une dynamique, une tension continuelle.

Exercer son pouvoir, c’est faire vivre cette tension ; c’est autant que faire se peut (mais sans trop d’illusions) la maîtriser, l’accompagner, la suivre, la précéder, l’orienter… Pour cela, il n’y a pas de recettes toutes faites et les bonnes intentions n’ont rien à faire là. La justice (ou l’injustice) ne sont qu’un des nombreux éléments à prendre en compte et qui n’agissent pas forcément dans le sens attendu a priori…. Le dirigeant doit être rationnel, mais aussi savoir ne pas l’être (on n’attend pas de lui d’être un robot) ; il doit prévoir mais savoir être imprévisible (car le monde est complexe et imprévisible) ; il doit être habile et manœuvrier mais aussi capable de simplicité dans l’action ou le raisonnement (pour ne pas tomber dans la routine, dynamiser son entourage); il ne doit pas inquiéter mais doit savoir surprendre…

Le « Pouvoir », capacité effective d’agir sur les choses et les hommes, dispose de la force, et se légitime par ce que j’appelle l’ « Autorité ». Plus l’autorité du dirigeant est grande, moins le recours à la force est nécessaire. Mais l’exercice du pouvoir conduit à prendre des décisions qui sapent l’autorité, notamment des décisions injustes.

Pour que le pouvoir soit efficace dans la durée, il faut passer par une utilisation fine et différentiée de ses différents modes d’exercice (direct ou délégué; directif ou participatif), par des comportements adaptés, et par l’exploitation lucide des hommes et des structures, avec constamment un double critère de décision : l’efficacité de l’action et la préservation de l’autorité.

L’injustice, le mensonge, la force et parfois la violence auxquelles on est nécessairement conduit par l’exercice du pouvoir sont-ils autre chose que la contrepartie de la puissance, des chocs qu’on subit de plein fouet et sans échappatoire quand on est en position de pouvoir, là où on devient le paratonnerre de la violence collective ?

Michel Bois

4 Michel BOISDirecteur des Programmes et des Systèmes, membre du Comité Exécutif, CNP Assurances. Diplômé de l’Institut des Actuaires Français, Michel BOIS est également titulaire d’un D.E.S.S. d’Informatique et d’une Maîtrise de Mathématiques pures. Il a débuté sa carrière en 1983 à la Société Générale comme Actuaire, avant de prendre une fonction de Trader sur les instruments dérivés de taux d’intérêt puis de gestionnaire d’OPCVM de taux d’intérêt. En 1992, Michel BOIS est nommé Responsable du Contrôle des risques des activités de marché de la Caisse des Dépôts et Consignations, puis en 1995, il devient membre du Comité exécutif de CDC-Marchés et Responsable du Back-Office et du Contrôle des risques et résultats. Il est en 2001 Directeur du pôle « Banque et Titres » de CDC-IXIS et est nommé Président du Directoire de IXIS-Investor Services en 2005. De 2005 à 2010, Michel BOIS est le Directeur Général du groupe CACEIS. Depuis 2010 il est Directeur des Programmes et des Systèmes, et membre du Comité Exécutif de CNP-Assurances.